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LE PROF BOKAGNE PLEURE LE FILS DU PROF CLAUDE ABE…

J’ai appris avec une terrible consternation, le grand malheur survenu à mon collègue, le Pr. Claude Abé. C’est toujours tragique de perdre un fils, à la fleur de l’âge ; parti trop tôt, alors que sa trop brève vie suscitait tant d’espoirs. Cette tragédie s’est annoncée quelques jours à peine, alors qu’un autre fils, le garçon de mon «ami», (je préfère le voir ainsi), Dieudonné Essomba nous causait – à lui d’abord et surtout et à nous par ricochet – d’indicibles frayeurs.

Il vaut mieux, dit l’Écriture, se rendre dans une maison de deuil que de festin ; car là est la fin de tout homme et le vivant en prend conscience. Le départ abrupt du jeune homme que nous pleurons m’a brutalement rappelé le type de rapports que nous avons. Ce n’est un secret pour personne qu’avec mon collègue Claude Abé, dans nos récentes prises de position, nous avons échangé des propos particulièrement acrimonieux.

C’est tout à fait le type d’échanges qu’avec le deuxième, nous avons partagé. Cela ne tenait pas à nos personnes, mais à nos idées. Il n’y a absolument rien d’autre qui nous oppose que la conception de notre univers commun et la manière de l’organiser. En dehors de cela, je ne sais rien d’eux : leurs joies, leurs peines, leurs vies d’humains qui se battent dans l’existence et qui, justement parce qu’ils luttent, en tirent des leçons qu’ils aspirent à partager.

Ba oulé, avait dit la reine Pokou au bord du fleuve que son peuple n’arrivait pas à traverser. Ça veut dire : l’enfant est mort. Elle tenait en main cet enfant lorsqu’elle était partie négocier avec le génie tutélaire de ce cours d’eau et il était bien vivant. Quand elle revint, ses mains étaient vides. Un notable lui posa la difficile question. Et elle donna la difficile réponse. La légende dit que c’est de là que le peuple prit ce nom : les Baoulé de Côte d’Ivoire.

L’enfant est mort… dis-je à mon collègue Claude Abé. Bien que trop brève, sa vie doit nous enseigner comme, jadis, la vie d’un bébé enseigna les Baoulé. Et quelle leçon : ce qu’ils sont. Quelle leçon : ils reçurent de lui, leur nom. Étrange tradition : de coutume, ce sont les parents qui donnent un nom aux enfants. Et voici qu’ici, ils en obtinrent d’un bébé : d’une existence éphémère trop vite arrivée et encore plus vite passée.

L’enfant est mort. Il va falloir l’enterrer. J’ai lu l’avis triste de Monsieur le Recteur Salla de l’Université Catholique nous conviant à un recueillement pastoral, avant de nous rendre dans la Lekié pour l’ultime adieu. Et j’en ai retenu ceci : cet enfant provenait de ce Département. Cette terre est son lieu. Pour moi, la coïncidence est curieuse : quel lien possédons-nous avec la terre ? Est-elle à nous ou sommes-nous à elle ?

La réponse n’est pas la même suivant que nous sommes l’enfant mort ou son parent vivant. Mais dans l’un et l’autre cas, sa sagesse n’est jamais totalement explorée. L’endroit où cet enfant va être inhumé, il n’y a pas vécu. Ce sont plutôt les siens qui s’y sont installés. Et ce sont eux qui ont décidé de l’y emmener. Il y reposera pour l’éternité. Est-ce le sens définitif d’un lieu ? L’enfant n’a plus une telle question. Pour lui, c’est désormais le temps solennel de sa rencontre avec son Dieu.

Finalement, ce qui surnage de nos liens aux endroits n’est pas l’endroit. Cet enfant sera enterré. Les jours et les nuits vont passer. Des siècles succéderont aux années. Cette terre restera, avec la marque d’innombrables générations à s’y être succédées. Il y a dix mille ans, d’autres peuples l’ont arpentée. Il y a certainement eu, parmi eux, d’autres parents affligés du malheur de perdre un rejeton de dix-huit ans. Cet enfant est devenu cette terre. Et eux, sont partis. Il en sera ainsi des Ékang.

Vanitas vanitatum, omnia vanitas… Comme la joie est futile ! Que nous reste-t-il de toute celle que cet enfant nous a donnée ? Comme la peine est substantielle ! Que ne vivrait-il pas davantage pour nous faire subir toutes celles qu’il nous a infligées ! Devant l’immensité de la perte, nous n’avons que le secours de notre humanité. C’est le soir. Nous pleurons car il fait noir. Un enfant nous a quittés. Voilà la peine que génère un être qui meurt. Réfléchissons-y car nous ne pourrons ressusciter tous les êtres que nous aurons tués.

Dans la douleur qui nous accable, prenons le temps de méditer.

Courage à vous, Professeur Claude Abé ! Les larmes sont de la rosée sur une terre desséchée…

Un homme qui sait pleurer peut comprendre le sens de l’humanité !

Telle est la leçon que votre merveilleux fils m’a inspirée..

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